15 juillet 2020

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Une crise annoncée, violente, qui nécessiterait un changement systémique

Pionnière en matière de comptabilité environnementale et multi-capitaux, Delphine Gibassier, Professeure Associée et chercheuse, dirige une chaire au sein de l’école Audencia. Elle collabore également à de nombreux projets pour aider les entreprises, quelle que soit leur taille, à évaluer leur impact sur l’environnement et la société en intégrant les paramètres extra-financiers. Des évolutions que la crise de la Covid-19 a rendu selon elle d’autant plus indispensables.

Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

Delphine Gibassier : Mes études me conduisaient à l’origine vers un parcours de gestion à l’international, un métier que j’ai exercé pendant quelques années chez GE Healthcare, puis Syngenta. Mais j’ai toujours ressenti un fort attrait pour les sujets environnementaux (on parlait peu de développement durable à l’époque). Je me suis intéressée aux questions liées au tri des déchets, au bien-être des animaux dès le primaire... Et en devenant contrôleuse de gestion, j’ai ressenti rapidement une dissonance forte entre les objectifs très financiers de mon métier et tous ces sujets qui m’avaient passionnée très tôt. J’ai donc cherché à faire une formation... Qui n’existait pas. J’ai dû alors réaliser moi- même un travail pour préparer un doctorat de contrôle de gestion environnemental et j’ai finalement reçu trois offres, dont celle d’HEC. Restait la question du financement. Le problème est qu’il était impossible de financer une thèse sur un sujet qui n’existait pas. C’est finalement le groupe Danone, qui venait de mettre en place une comptabilité carbone, qui m’a ouvert les portes. J’ai pu ainsi intégrer en 2010 une équipe très innovante en qualité de salariée-chercheuse, l’équipe « nature finance ». J’ai pu aussi participer au projet de reporting intégré, le premier en France et même l’un des premiers dans le monde. Une vraie chance pour moi.

À la fin de ma thèse, en 2013, j’ai décidé de me consacrer à l’enseignement avec un premier poste de professeure de « comptabilité et développement durable ». Et au fil des ans, j’ai pu constater qu’il y avait une vraie prise de conscience, notamment des Directeurs financiers des entreprises, soucieux d’avoir une vraie vision. En juin 2019, j’ai rejoint Audencia*, une école réellement orientée RSE, où je dirige une chaire dédiée à la performance multi-capitaux, avec une équipe de recherche leader sur le sujet et multidisciplinaire. Nous avons aussi décidé d’accélérer les enseignements sur le sujet, nécessaires pour le monde demain, avec notamment des cours spécialisés à tous les niveaux (en grande école, nous avons rempli le cours sur la comptabilité multi-capitaux avec 42 étudiants, l’effectif maximum) et l’ouverture d’un MBA Chief Value Officer en 2021.

À qui s’adresse cette chaire ?

D.G. : À l’origine plutôt à des financiers, mais le sujet intéresse bien au-delà de ce cercle. D’autant qu’Audencia a pris le parti de travailler vraiment avec les entreprises, ce qui était jusqu’à présent rarement le cas en matière de recherche. Une démarche qui intéresse beaucoup les groupes français et internationaux si l’on en croit les demandes d’informations que nous recevons chaque semaine. Et un projet ambitieux avec une forte dimension internationale puisque nous comptons bien contribuer aux réglementations standards en la matière, y compris au niveau des travaux de l’Europe et des Nations Unies.

Comment avez-vous connu l’IFACI et quels sont vos projets avec l’association ?

D.G. : L’audit et la gestion des risques étaient parmi les sujets que je trouvais les plus intéressants pendant mes études. Après mon premier stage, je me suis orientée plutôt vers le contrôle de gestion, mais je connaissais des membres de l’équipe de l’IFACI avec qui nous avons eu l’occasion d’échanger sur les enjeux ESG (Environnementaux Sociaux et de Gouvernance), et j’ai notamment participé à la journée de co-constrution sur l’avenir de ces métiers en octobre 2019, avec des membres de l’IFACI. L’idée est venue en fin d’année dernière de travailler avec l’institut et d’autres acteurs de la chaîne de confiance (la CNCC, Commission nationale des commissaires aux comptes, par exemple), et de donner l’accès à l’expertise de recherche disponible au sein de la chaire, aux professionnels de la gestion des risques, de l’audit et du contrôle internes. Une forme de réponse face à la difficulté de faire bouger les professions concernées et permettant de vulgariser et donner les informations nécessaires pour avancer. L’IFACI et la CNCC ont donc rejoint la chaire comme partenaires, et s’associent aussi en tant que partenaires du MBA Chief Value Officer, destiné aux personnes déjà en poste et avec de l’expérience, et qui débutera début 2021, sur 18 mois, en Anglais et avec au moins 50 % de cours en ligne.

Comment avez-vous vécu la crise Covid-19 en tant que chercheuse et professeure ?

D.G. : Avec, je dois dire, un peu de frustration. C’était une crise annoncée. J’ai une relation très personnelle avec la Chine, où j’ai vécu. J’avais, comme d’autres, beaucoup d’informations sur ce qui était en train de se passer et tous ceux qui travaillent sur le développement durable savaient qu’une telle pandémie pouvait arriver, même si l’on n’imaginait pas forcément un impact aussi violent. Ce qui est marquant, c’est que c’est une crise systémique. Ce n’est pas qu’un problème lié à la biodiversité, à l’environnement, c’est devenu un problème économique, sociétal, avec des conséquences terribles que l’on peut voir aussi bien dans des pays comme l’Inde qu’aux États-Unis, avec des phénomènes de pauvreté extrême, de difficulté d’accès à la nourriture.

Et c’est encore plus frustrant de voir la réponse aujourd’hui, qui n’est pas à la hauteur des enjeux au niveau international. Nous sommes en train de rater l’occasion d’apprendre de cette crise et de réaliser un changement systémique. Nous qui traitons de ces sujets au quotidien depuis des années, nous avons l’impression de tirer la sonnette d’alarme depuis longtemps, mais sans effet.

Quels impacts peut avoir cette crise sur vos recherches ?

D.G. : Je suis certaine que nous allons avoir des demandes de plus en plus importantes sur les aspects non financiers. Ceux qui se sentaient déjà impliqués vont l’être encore plus. La question est évidemment : est-ce que cela va engager les autres ?

L’une des difficultés est liée notamment aux PME, trop souvent laissées de côté. Elles restent le plus grand bassin d’emplois et nos outils multi-capitaux ne doivent pas servir qu’à celles et ceux qui en ont les moyens. C’est notamment pourquoi nous travaillons actuellement avec des PME des Pays de Loire pour créer un outil facile d’utilisation et transposable. En tant que chercheurs, nous sommes des agents du changement et il faut rendre nos travaux disponibles pour avoir un impact plus important. Les entreprises sont en pleine mutation grâce aux nouvelles réglementations apportées par l’Europe et la France (NFRD, loi PACTE, Green New Deal...).

Quel impact aura la crise selon vous sur leur implication dans la prise en compte des capitaux extra- financiers ?

D.G. : Lorsque Donald Trump est arrivé au pouvoir, nous avons eu un peu peur... avec raison. Mais beaucoup d’entreprises aux États-Unis ont dit « non » et ont manifesté une forte opposition, avec à la clé une véritable dynamique.

Maintenant, on sent bien qu’il y a deux « voies ». Celle qui voudrait que l’on relance la croissance le plus vite possible, quelles que soient les conséquences. Mais on voit bien aussi que l’on pourrait changer certaines choses. Quand on dit par exemple à Air France « d’accord pour que l’état vous aide mais à condition de remplir certaines conditions, et notamment des efforts en faveur de l’environnement », on sent bien que cela répond aussi à une pression du public. Ce qui montre que l’on peut tout de même être entendus, que l’on peut être suffisamment forts pour faire bouger les lignes.

La pression a été aussi assez forte sur l’UE lorsqu’elle a montré des signes de faiblesse par rapport au Green New Deal. ONG, associations, citoyens... l’ont rappelée à l’ordre. Même chose en ce qui concerne la loi DPEF, dont je suis particulièrement les travaux. Pour tous ces projets- là, il y a une attente très forte et les politiques en sont conscients. Je ne les vois pas faire machine arrière.

Que doivent changer et intégrer les entreprises pour le futur selon vous ?

D.G. : Beaucoup d’entreprises sont conscientes que leur survie dépend d’un capital social extrêmement fort, mais aussi de la compréhension de leur capital naturel. Et elles se posent désormais des questions, notamment quant à leur propre impact sur l’environnement. Elles sont aussi obligées de se demander, après une crise comme celle-là, ce qu’il adviendrait si leurs fournisseurs n’étaient plus en mesure de les approvisionner. Ce qui change forcément la relation : on est moins enclin à tirer sur les prix, on doit réfléchir plus en termes de répartition de la valeur entre l’entreprise et ses prestataires.

Et en ce qui concerne les PME que vous évoquiez auparavant, les petites structures ?

D.G. : Lors d’un projet sur lequel j’avais travaillé avec l’ADEME, nous avions émis l’idée qu’elles puissent faire appel à des DAF multi- capitaux en « temps partagé ». C’est une fonction qui peut se mutualiser et qui sera indispensable à la survie des PME dans le futur. L’État pourrait aider, en finançant une première année qui permettrait aux petites et moyennes entreprises de réaliser à quel point cela leur est utile. Les DAF ont vraiment un rôle à jouer mais il faut aussi imaginer, au plan local, que plusieurs autres métiers – experts comptables, avocats...- participent à la réflexion et à l’action, que les écoles intègrent également plus systématiquement le développement durable dans leurs formations... Il faut impérativement arrêter d’avoir une vue en silo mais surtout faire preuve d’une grande capacité d’écoute et de bonne volonté.